Quand Charlie rencontre… Big Brother

Hommage aux martyrs de la liberté

Le mouvement d’indignation profonde qui a fait descendre dans les rues des millions de personnes dans toute la France est à la mesure des sentiments suscités par le massacre barbare de la rédaction de Charlie Hebdo : stupeur, effroi, indignation, colère, révolte, dégoût. Il a été accompagné par des dirigeants de nombreux pays souhaitant manifester leur unité face à la barbarie et à la radicalisation islamiste. Je souhaite me joindre à eux pour dénoncer toute violence qui nie la fondamentale dignité de la personne, l’aliène ou la détruit au nom d’une idéologie, qu’elle usurpe le masque d’un Dieu, d’une ethnie ou d’une théorie politique. Je souhaite rendre hommage à tous les journalistes qui continuent courageusement d’exercer leur métier malgré les menaces, et tombent trop souvent sous les balles ou la lame de fondamentalistes incapables de s’exprimer autrement que par la violence destructrice. Je souhaite également rendre hommage aux policiers qui ont payé de leur vie le service loyal de leur pays, pour la défense de notre démocratie et de notre liberté, ainsi qu’aux otages et autres victimes innocentes écrasées au passage par la violence aveugle.

Menaces sur la liberté

Mais je me sens obligé de dénoncer une hypocrisie manipulatrice qui présente un réel danger pour notre démocratie. Les médias ont souhaité présenter les manifestations du 11 janvier comme un mouvement d’union nationale dédié à la défense de la liberté d’expression face à l’extrémisme radical. Pourtant, le consensus revendiqué a vite fait apparaître des incohérences. D’un côté, une frange inquiétante de la population légitime les violences à l’encontre de Charlie Hebdo (et parfois même les approuve), comme le prix de leurs provocations blasphématoires. De l’autre, on s’efforce de réduire au silence ceux qui pointent du doigt le danger de l’islamisme, de Zemmour à Houellebecq, accusés d’exacerber les sentiments communautaristes et xénophobes. Comment défendre une liberté d’expression qui se veut affranchie de toute contrainte aussi sacrée soit-elle, et qui pour autant ne tolère aucun message contraire à l’opinion dominante, fut-elle juste ? La réponse apportée par l’argumentaire des journalistes, puis par l’arsenal des mesures gouvernementales, devrait nous inquiéter.

Une liberté récupérée

Tout d’abord, au cri de ralliement de « Je Suis Charlie », les médias ont consacré un droit intangible à tout blasphème à l’encontre de toute religion et de toute autorité : « ni dieu, ni maître ». Des journalistes ont payé de leur vie ce droit à la dérision iconoclaste, et lèguent leur irrévérence vulgaire comme un testament inaliénable à leurs confrères. Sur les plateaux de télévision, on écoutait avec un brin de condescendance ceux qui se disaient Charlie sans être Charlie, autorisés à ne pas apprécier les caricatures satyriques, pour autant qu’ils reconnaissent le bienfondé de leur publication. La nouvelle caricature de Mahomet à la une du numéro suivant a donc été saluée comme une incontournable affirmation de ce droit à l’irrespect.

Une liberté refusée

Dans le même temps, tous ceux qui osaient établir un lien entre l’islam et l’islamisme radical, entre les terroristes et la religion dont ils se réclament, ont été accusés de prises de paroles irresponsables, qui stigmatisent à tort la communauté musulmane et exacerbent les sentiments homophobes. On leur a reproché de faire l’amalgame entre musulmans et terroristes, alors qu’ils critiquaient la mise en œuvre de principes politiques inspirés par le Coran. Il est permis de caricaturer le prophète, mais interdit de porter un jugement sur la religion dont il est le fondateur. L’affirmation d’un islam modéré n’admet aucune contradiction.

Michel Houellebecq a renoncé à la promotion de son roman, et le succès d’Eric Zemmour en librairie est lu comme un signe inquiétant de dérive sectaire. Dans un autre registre, l’humour de Dieudonné est pénalement condamné, tandis que la provocation du caricaturiste Luz est légitime. On peut déplorer le mauvais goût de l’un et l’autre, mais aussi s’étonner de la différence de traitement dont ils font l’objet.

Pour s’assurer que les opinions intolérantes ne mettent pas en danger la cohésion nationale, le gouvernement annonce de nouvelles mesures de promotion des valeurs républicaines dans les écoles. Le programme de Najat Vallaud-Belkacem contre les discriminations et pour l’égalité entre filles et garçons trouve un second souffle. Souvenez-vous : ce programme avait été mis en place suite à l’adoption de la Loi Taubira, pour affranchir les enfants des opinions sexistes et rétrogrades de leurs parents qui avaient manifesté contre cette loi et qui dénonçaient l’idéologie du Gender. Dans ce contexte, pour éviter que des opinions erronées ne se répandent, il était interdit de porter en pleine rue, à titre individuel et hors de toute manifestation, un sweat shirt « Manif Pour Tous » sous peine d’arrestation et de garde à vue.

En résumé, publier à 5 millions d’exemplaire une caricature qui offense le sentiment religieux des musulmans du monde entier relève de la liberté d’expression. Mais exprimer publiquement et paisiblement une opinion qui conteste les valeurs inculquées par le gouvernement est un délit.

Une liberté asservie

Ce n’est donc pas la liberté d’expression que défendent les journalistes, ce ne sont pas les droits des minorités que défend le gouvernement, c’est l’instauration d’une police de la pensée qui n’admet aucune contradiction. Comme chez George Orwell, le sens des mots est perverti : ce que l’on appelle liberté d’expression n’est que la faculté du gouvernement à décréter quelles opinions sont libres de s’exprimer. Je précise qu’il n’y a là aucune théorie du complot (encore un mot inventé pour réduire au silence toute tentative de dénonciation). Ce n’est que la manifestation d’une course au pouvoir qui s’affranchit de ses contradicteurs. Les journalistes défendent leur pouvoir d’exprimer tout ce qu’ils souhaitent. Le gouvernement affermit son pouvoir sur les mentalités par la censure et l’éducation des enfants.

Les conditions d’une véritable liberté d’expression

La liberté de pensée, comme la liberté de conscience, est un droit fondamental. Cette liberté passe par le droit d’exprimer ses opinions, de les partager et de les confronter à d’autres. Cette liberté de pensée et d’expression est vitale pour notre démocratie. Quel que soit le processus d’élaboration des lois, l’échange des différents points de vue entre les membres d’une même société est la condition indispensable pour trouver les solutions justes pour chacun et conformes au bien commun.

Cependant, une liberté qui n’admet pas de limite s’exerce vite aux dépens du plus faible, consacrant la loi du plus fort. C’est pourquoi loi interdit la diffamation, comme l’apologie du terrorisme, la promotion ou l’incitation au suicide, ou encore la diffusion d’images pédophiles. Les critères régissant ces limites sont le respect de tout membre de la société et de ses droits. Cependant, la loi ne peut suffire à apporter la paix sociale, et la liberté ne s’arrête pas simplement où commence celle d’autrui : cette conception de la liberté consacre le conflit d’intérêt permanent, et aboutit finalement à la domination de celui (individu ou groupe) qui aura fait le plus efficacement valoir que sa liberté était entravée par l’autre, et aura infléchi les lois en conséquence.

Nous ne défendrons une véritable liberté d’expression que dans le souci d’un dialogue respectueux de chacun, dans son identité, comme dans ses opinions. A ce titre, toutes les opinions doivent pouvoir être exprimées et entendues. Quant aux formulations agressives qui insultent l’identité d’autrui, elles devraient être découragées ou réprouvées comme nuisibles au dialogue et à la paix sociale.

Ainsi, les caricatures de Mahomet appartiennent à cette liberté d’expression, mais l’agression délibérée qu’elles constituent devrait susciter leur réprobation générale. Et surtout, la blessure ressentie par tous les musulmans devrait pouvoir être entendue et admise.

Les fruits amers d’une liberté confisquée

Au contraire, la publication des caricatures est saluée comme un indice de santé de notre démocratie, et leur réprobation par les musulmans comme le signe d’un fondamentalisme dangereux. Inutile dans ces conditions de se défendre de tout amalgame entre musulmans et islamisme : blessés et incompris dans leur foi et leur sensibilité, décrédibilisés dans leur parole, ils ne peuvent que renoncer à un dialogue dont ils sont exclus.

Quant au gouvernement, face au danger avéré du terrorisme d’origine islamiste, il renforce les mesures de diffusion d’une morale laïque, avec en particulier « l’enseignement laïc du fait religieux ». Plutôt que de s’appuyer sur la sagesse séculaire des religions, et sur leur capacité à puiser dans la spiritualité des ferments d’unité, on jette sur elles la suspicion en les taxant de sources d’intégrisme. En fait, les religions sont trop souvent trahies et instrumentalisées. Certains les détournent en un radicalisme violent au service d’une quête de pouvoir et d’influence. D’autres s’en servent au contraire de repoussoir pour discréditer une opposition gênante, sous couvert d’intégrisme, et s’affranchir de toute contrainte morale ou éthique dans l’évolution des lois et de la société. Tant il est vrai qu’on trouvera souvent des croyants, aux côtés des hommes et femmes de bonne volonté, pour défendre des personnes ou des catégories de personnes vulnérables et menacées par l’injustice.

C’est ainsi que l’opposition à la Loi Taubira, débat qui n’a rien de religieux mais concerne les enfants et la famille, est stigmatisée comme relevant de l’intégrisme et de l’homophobie. Toute tentative de regard critique sur l’homosexualité, non pour la condamner mais pour en énoncer les limites, est taxée d’homophobie, et risque une sanction pénale. Privée de parole, blessée dans ces convictions, une part croissante de la nation française se coupe d’un système politique qui n’écoute ni ne respecte plus ses concitoyens.

Tous ces dysfonctionnement sont issus d’un refus d’écouter et de respecter ceux qui font valoir des convictions ou des opinions différentes, voire gênantes. Plus qu’un refus d’écoute, c’est une volonté de discréditer pour réduire au silence, et donc d’exclure du débat public ceux qui ne partagent pas l’idéologie dominante. Il s’agit tout bonnement d’une confiscation de la démocratie, que l’on continue ingénument d’appeler « défense de la liberté d’expression ».

Sans doute faut-il chercher dans cette fausse conception de la liberté d’expression les racines de la désaffection des français pour la politique. Sans doute cela explique également, plus encore que le fait religieux, l’embrigadement croissant de populations dans le jihad, comme dans toutes sortes d’extrémismes, après avoir été délibérément marginalisées.

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